Un projet de recherche-création.
« Plus largement, pour que le journalisme arrive à se sortir de ses réflexes et certitudes disciplinaires et se projette au-delà de ses paradigmes habituels, je crois nécessaire d’imaginer un journalisme féral, c’est- à-dire un journalisme qui, métaphoriquement, ose retourner à l’état sauvage. Privé de l’autorité de son statut et de son monopole de l’interprétation, laissé à lui-même dans des environnements inconfortables voire hostiles qu’il ne maîtrise pas, ce journalisme ne peut alors user que de sa débrouillardise et de ses habiletés les plus fondamentales pour survivre en tant que pratique. Pour raconter ces réalités où ses grilles de lecture ne tiennent plus la route, il est forcé de se défaire de ses habitudes domestiques et de s’adapter. Il lui faut ainsi redoubler d’écoute, retourner dans tous les sens les pyramides hiérarchiques de l’information et ajuster le sens des mots ou en inventer de nouveaux afin d’apprendre à raconter ces réalités pour lesquelles le vocabulaire existant ne suffit pas. Un tel réensauvagement du journalisme aurait, me semble-t-il, le pouvoir de réellement faire éclater les frontières de notre imagination à propos de ce que le journalisme est et pourrait être. » Frédérick Lavoie, Troubles les eaux, La Peuplade (2023)
Ce projet vise à explorer les possibilités d’un journalisme plus hésitant. Il part du constat que le journalisme dit « conventionnel » est face à un trouble épistémologique : son ancrage dans une certaine vision de la certitude des faits, de l’objectivité et de l’autorité journalistique fait en sorte qu’il peine à rendre compte de la réalité — et particulièrement des incertitudes qui font partie prenante de la réalité — d’une manière satisfaisante. Ceci est vrai tant du point de vue des journalistes que du public, auprès de qui la posture épistémologique du journalisme conventionnel ne résonne plus, tel qu’en témoigne la littérature sur la crise de confiance du journalisme et sur les préoccupations autour des phénomènes de désinformation.
Or, nous soutenons qu’une autre approche est possible, et ce même à l’intérieur des missions et des balises du journalisme conventionnel : c’est celle d’une approche que nous qualifions de plus « hésitante » au journalisme littéraire, qui démontre qu’il est possible pour le journalisme de rapporter des informations en laissant de côté la certitude et en s’ouvrant à l’inclusion d’éléments plus complexes et « inconclusifs ».
Ce projet de recherche-création concevra, mettra en place et documentera une série d’ateliers d’écriture de journalisme hésitant pour permettre à des journalistes québécois en exercice d’expérimenter et de confronter à leurs pratiques réelles une autre façon de faire du journalisme. Ces ateliers viseront à produire des textes journalistiques expérimentaux animés par une épistémologie hésitante et à envisager et à planifier leur publication dans le paysage journalistique québécois. En 2025 et 2026, nous organiserons plusieurs séries de trois ateliers se structurant autour des thèmes suivants :
- Terrain : Comment aborder le terrain en journaliste « hésitant »? Quels sont des exemples et inspiration de ce type de journalisme?
- Ecritures : Quelles sont des stratégies d’écriture, des plus modestes au plus expérimentales, pour injecter un peu « d’hésitation » dans nos reportages?
- Ressources : Quelles sont les ressources et les lieux de publication possibles pour faire ce genre de journalisme au Québec? Comment intégrer les pratiques du journalisme hésitant à des publications existantes? Comment en imaginer de nouvelles?
Il s’agit donc, avec ce projet, d’interroger le trouble épistémologique depuis les pratiques du journalisme, et pas seulement en marge de celui-ci. Nous souhaitons étendre la pratique du journalisme littéraire au Québec, à travers des ateliers collaboratifs de réflexion et de création réunissant des journalistes de tous horizons.
L’ensemble de la démarche sera documentée, et nous mènerons également des entretiens de recherche avec tous les journalistes-participants. Nous procéderons à l’analyse qualitative des données recueillies afin de saisir l’expérience du monde du collectif éditorial ayant émergé lors des ateliers. Cette démarche aboutira à la publication d’un « anti-manuel » de journalisme hésitant.
Équipe :
- Juliette De Maeyer, professeure agrégée au département de communication de l’Université de Montréal et responsable de programme du D.E.S.S. en journalisme
- Charlotte Biron, autrice et professeure au département d’études littéraires à l’Université du Québec à Montréal
- Frédérick Lavoie, journaliste indépendant, auteur de Troubler les eaux et chargé de cours au D.E.S.S. en journalisme de l’Université de Montréal
- Clara Champagne, rédactrice en chef adjointe de Nouveau Projet et candidate au doctorat à l’Université de Montréal
- Alexe Allard-Duseault, étudiante à la maîtrise en études littéraire, Université de Montréal
- Anouk Létourneau, étudiante à la maîtrise en sciences de la communication, Université de Montréal